Issue de la série «As Usual», Austin, (Texas, Etats-Unis). Photo Brooke DiDonato. Agence VU

Les plantes prennent de la graine

Écrit par aGuibert
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Alors que les végétaux étaient les grands oubliés de la biologie, comme de la philosophie, on découvre l’étendue de leur «intelligence». Cette notion, contestée, bouleverse nos repères «zoocentrés».

Article écrit par Sonya Faure, et paru sur : https://www.liberation.fr/debats/2019/04/17/les-plantes-prennent-de-la-graine_1721955

Savez-vous que le Mimosa pudica a une meilleure mémoire que bien des insectes ? Qu’un acacia peut manipuler des fourmis pour qu’elles le défendent contre ses agresseurs ? Ces dernières années, les aventures des plantes ont donné des succès de librairie, comme la Vie secrète des arbres de Peter Wohlleben (les Arènes, 2017) ou l’Intelligence des plantes de Stefano Mancuso (Albin Michel, 2018), qui récidive ces jours-ci avec la Révolution des plantes. Il n’y a pas que le grand public à s’enthousiasmer pour les prouesses végétales. Biologistes, anthropologues ou philosophes se penchent désormais davantage sur le règne végétal. Les Cahiers philosophiques y ont consacré deux de leurs derniers numéros (1), tandis que le département de philosophie de l’université de Vienne a mis en place un projet d’éthique des plantes, et que, fin mai, l’Inra accueillera une conférence sur «les controverses sur l’intelligence des plantes». «On avait oublié que les plantes n’étaient pas des objets, note Claude Joseph, ancien maître de conférences en physiologie à l’université d’Orléans, auteur de les Plantes, ces êtres intelligents (Idéo). Dans les ouvrages de biologie et les universités, la plus grande place est toujours réservée à l’homme et à l’être qui lui est le plus proche, l’animal. Mais tout cela commence à changer.» Et notre «zoocentrisme» pourrait en être bouleversé.

Le biologiste italien Stefano Mancuso est l’un de ceux qui, ces dernières années, ont fait entrer les plantes par effraction dans nos cadres de pensée si cartésiens (lire son portrait p. 24). Pour lui, les plantes sont des êtres sensibles et conscients qui communiquent, mettent en place des stratégies, bref, des êtres intelligents. Provocateur, il a même créé en 2005 un laboratoire de «neurobiologie végétale» à l’université de Florence… tant pis si les plantes n’ont pas de neurones. Anthropologue, Eduardo Kohn évoque plutôt une «pensée sylvestre» (Comment pensent les forêts, Z/S, 2017), tandis que le philosophe Emanuele Coccia, auteur de la Vie des plantes. Une métaphysique du mélange (Payot Rivages, 2016) confiait alors à Libé : «Les plantes ont une raison, qui s’incarne sous la forme de la fleur ou de la graine.»

Les végétaux font preuve d’une capacité d’adaptation à leur milieu exceptionnelle, c’est un fait acquis. Mais peut-on pour autant parler d’intelligence ? N’est-ce pas plaquer le comportement des hommes sur celui des plantes ? En 2007, une tribune avait réagi aux thèses de Mancuso et à la création de son labo de neurobiologie végétale, notion «fondée sur des analogies superficielles et des extrapolations discutables». La question est d’importance. Car si les plantes sont des «êtres sociaux», comme l’assure Joseph, des «sujets politiques», comme l’avance même Coccia, alors il faut revoir notre manière de les considérer et, pourquoi pas, leur donner des droits, comme le préconisait dès les années 70 le juriste Christopher Stone dans son livre Les arbres doivent-ils pouvoir plaider ? (Passager clandestin, 2017).

La polémique n’est pas neuve. En 1908 déjà, Francis Darwin (le fils de Charles) scandalisait en affirmant que les plantes étaient des êtres intelligents. Mais ces dernières décennies, après avoir parfois eu du mal à imposer leurs études, des pionniers tels le botaniste Francis Hallé ou Monica Gagliano, spécialiste de l’écologie cognitive des plantes à l’université de Sydney, peuvent en appeler, comme cette dernière, à «penser comme une plante» pour mieux bouleverser notre «conception aristotélicienne» du monde (2). Analyser le règne végétal oblige à remettre en cause notre approche traditionnelle du vivant(lire interview de Quentin Hiernaux, ci-contre). «Pendant des siècles, nous avons été obsédés par les animaux, écrit ainsi Emanuele Coccia dans sa préface au livre de Renato Bruni, Erba Volant (la semaine prochaine chez Payot). C’est en décrivant les animaux que nous avons produit un discours sur la vie.» Il s’agit donc de repenser la place de l’homme dans notre panthéon naturaliste moderne, mais aussi celui de l’animal… qui venait pourtant seulement d’acquérir notre attention. Ce qui n’enchante guère les défenseurs de la cause animale(lire tribune page 25).

Changement climatique, épuisement des ressources naturelles, préoccupations alimentaires… la plupart des enjeux actuels ont parti pris avec les végétaux. Ce qui devrait peut-être nous faire sortir de notre aveuglement à leur égard (en anglais, on parle de «plant blindness»). «Si nous devons imaginer le monde du point de "vie" des plantes, c’est parce que le monde est littéralement produit par elles, écrit Coccia. Les plantes ne sont pas le paysage, elles sont les premières paysagistes (3).»

(1)«Le végétal, savoirs et pratiques» Cahiers philosophiques, n°152 et n°153, 2018, Vrin.
(2) «In a Green Frame of Mind» en VF, Cahiers philosophiques, n°153.
(3) «Le Jardin cosmogonique», in Philosophie du végétal, Vrin, 2018.

Sonya Faure 

https://www.liberation.fr/debats/2019/04/17/les-plantes-prennent-de-la-graine_1721955