Assemblée nationale, Commission des affaires économiques - Table ronde sur le thème « Innovation et agriculture »

Niveau juridique : France

Cette table ronde a réuni, le 15-03-2016, MM. Jean-Marc Bournigal, président-directeur général de l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA), François Houllier, président-directeur général de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), et Philippe Lecouvey, directeur général de l’Association coordination technique agricole (ACTA), co-auteurs du rapport « Agriculture Innovation 2025 : 30 projets pour une agriculture compétitive et respectueuse de l’environnement »

Extraits choisis du compte-rendu:

  • M. François Houllier, président-directeur général de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA): « J’insisterai pour finir sur trois sujets particuliers qui me tiennent à cœur.

Tout d’abord le sol, le climat, l’adaptation au changement climatique. Des recherches très en amont et tout à fait nouvelles sont en cours sur la biologie des sols, ce que nous n’étions pas capables de faire il y a cinq ou dix ans. Jusqu’à présent, nous avions une approche très physique des sols, alors qu’aujourd’hui on peut avoir une approche de la biodiversité des sols. Cela génère des services, de l’emploi, de l’activité, par exemple en termes d’analyse de la qualité des sols vue sous l’angle biologique. En matière d’adaptation au changement climatique, on peut développer de nouveaux services, par exemple en couplant des modèles de prédiction des cultures, des modèles d’élevage avec des modèles climatiques issus de la météorologie nationale. Voilà un type de projet particulier que nous avons voulu défendre.

Deuxième sujet, le biocontrôle en tant que méthode alternative à l’usage d’intrants chimiques ou de produits de synthèse. Toute une série d’activités conduisent la recherche publique et les acteurs privés à travailler de plus en plus ensemble, les acteurs privés étant aussi bien des petites et moyennes entreprises susceptibles d’être rachetées que des grands groupes qui sont déjà installés. Une activité est en train de se développer pour rechercher des méthodes alternatives aux produits de synthèse, aussi bien en nutrition animale qu’en protection des cultures. Nous pensons que c’est un secteur d’avenir. Certes, ce n’est pas un grand secteur économique puisqu’il ne représente encore qu’une centaine de millions d’euros de chiffre d’affaires, mais c’est un domaine en forte croissance et sur lequel il y a à la fois de la R & D et de la concentration économique.

Troisième sujet, la génétique et les biotechnologies. On ne pourra pas, à certains égards, réduire l’usage des pesticides, s’adapter au changement climatique, utiliser moins d’azote dans les cultures si l’on n’utilise pas pleinement le levier génétique. Une fois que l’on a décidé de l’utiliser, la question se pose de savoir quelles sont les technologies particulières à mettre en œuvre. Nous faisons un certain nombre de propositions : d’une part, utiliser des technologies conventionnelles qui sont de plus en plus rapides et puissantes – il faut continuer de développer nos activités dans ce domaine – d’autre part, faire appel aux nouvelles biotechnologies dont vous avez certainement entendu parler car elles s’appliquent aussi bien à l’homme, à l’animal, aux micro-organismes qu’aux plantes. Il nous paraît important que la France soit compétente. Voilà le message que nous avons voulu adresser dans ce rapport. »

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MM. Jean-Marc Bournigal, président-directeur général de l’Institut national de recherche en sciences et technologies pour l’environnement et l’agriculture (IRSTEA). Nous avons veillé à ne pas parler de modèles d’agriculture car nous aurions pu alors porter des jugements. La majorité de nos recommandations peuvent s’appliquer à des types d’agriculture très différents, même si certaines sont plus ou moins accessibles à certains modèles que d’autres.

Pour ma part, j’insisterai sur l’agriculture numérique et la robotique. La lettre de mission nous a demandé de cibler les agroéquipements et de regarder quel était l’impact de la société numérique, au sens large du terme, sur le secteur agricole. Nous avons choisi de faire des recommandations sur l’agriculture numérique parce que ce secteur est très fortement concerné. Si les prévisions au niveau mondial font état de potentiels extrêmement importants, le numérique présente aussi des risques dans la mesure où de grandes sociétés investissent assez massivement dans ce secteur, ce qui, si l’on n’y prenait garde, pourrait avoir des conséquences non négligeables sur la limitation des capacités d’intervention du monde agricole.

Il y a deux grands types d’investisseurs en la matière : d’un côté les agrochimistes et les semenciers qui ont souvent une tendance d’intégration verticale, et de l’autre les grands agroéquipementiers, notamment les tractoristes, qui développent des plateformes au niveau mondial pour récupérer sur le cloud les données des agriculteurs et qui potentiellement développent des services. Il faudra prendre garde à ne pas se retrouver dans des situations où les seules solutions qui existeraient dépendraient de quelques grands donneurs d’ordre qui fourniraient les services numériques mais aussi les semences, les produits chimiques, les pratiques agricoles associées, les équipements qui les sous-tendent et qui ne laisseraient plus aucune marge de manœuvre et imposeraient un modèle d’agriculture en total décalage avec les souhaits de notre pays de maintenir une réelle diversité des modes d’exploitation, en préservant notamment le modèle familial.

Nous recommandons d’essayer d’introduire quelque chose qui n’existe pas encore, c’est-à-dire de créer le plus rapidement possible un écosystème ouvert d’innovation pour permettre le développement de services en direction des agriculteurs. Pour ce faire, il convient de créer un portail numérique qui pourrait rassembler les données de l’État, celles qui sont déjà en grande partie ouvertes à travers Étalab, mais qui ne le sont pas encore dans certains secteurs spécifiques. Il serait alors possible de récupérer les données de la recherche, celles des instituts techniques et les données privées que fourniraient les agriculteurs eux-mêmes, les coopératives et les acteurs. Ce portail permettrait de faire émerger des startups ou de conforter un certain nombre d’acteurs qui ont déjà investi – je pense à l’éditeur de logiciels ISAGRI – ou des gros investisseurs qui ont des capacités de développement assez importantes comme SMAG, filiale du groupe coopératif InVivo, et de les amener à un niveau européen et international.

Avec cet écosystème ouvert d’innovation, il s’agit de montrer que c’est le partage des données qui génère de la valeur. Ce portail pourrait voir le jour sous la forme d’une société de droit privé contrôlée par le monde agricole lui-même, de façon qu’il s’approprie ces données, qu’il génère des services en direction des différents modes d’agriculture et qu’il se penche sur la répartition de la valeur puisqu’on voit bien, à travers la crise que nous traversons, que la question est de savoir où est la valeur et qui la capte. Si le partage des données est entre les mains des grands tractoristes, de l’agrochimie, voire des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) qui commencent à investir dans le système, alors la captation de la valeur se fera surtout en dehors du monde agricole. Il est donc urgent d’évoluer et de concevoir ce portail en essayant ensuite d’inciter à son élargissement pour qu’il ait un sens.

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  • QUESTIONS DES DEPUTES

M. Dominique Potier. Madame la présidente, à mon tour je tiens à saluer le ministre de l’agriculture pour le travail hors du commun qu’il a réalisé à l’échelle européenne pour obtenir la création de nouveaux outils de régulation. Nous savons que l’agriculture marche toujours sur deux pieds : l’innovation et l’effort de production, mais aussi la régulation des marchés. Il nous faut un écosystème mondial ; pour la France, cela passe par l’Europe. Il nous faut aussi, bien sûr, toujours adapter nos modes de production. C’est ce que vous avez fait avec audace, messieurs, en répondant à la commande du Gouvernement. À cet égard, je tiens à vous féliciter pour votre travail.

Vous évoquez les living labs. Vous nous faites rêver, vous nous donnez de l’espérance ; le monde rural en a sacrément besoin aujourd’hui !

Vous avez évacué les terreurs et les peurs que suscitent ces nouvelles technologies, qui parfois véhiculent des fantasmes, et vous avez redonné des chemins que l’on peut fréquenter. Vous avez trouvé, à chaque fois, l’équilibre entre la puissance publique et l’innovation privée, entre le respect des sagesses paysannes et les perspectives ouvertes par les nouveaux mondes.

Je regrette que les mélanges variétaux n’aient pas été mis à la hauteur de la valeur et de la promesse qu’ils peuvent porter. En revanche, je salue votre travail sur le sol, cette terre inconnue redécouverte aujourd’hui dans ses fonctions multiples, dans sa complexité. Si elle est mieux connue, elle pourra mieux tenir ses promesses de nourrir le monde demain et contribuer, à hauteur de 1,2 milliard de tonnes, à la résorption du carbone et à la lutte contre les gaz à effet de serre.

Ce qui manque dans votre rapport, que je veux par ailleurs saluer au nom du groupe socialiste, c’est le champ du territoire contre l’intégration verticale. Le territoire, c’est celui des plans alimentaires territoriaux, celui de l’intelligence entre les citoyens et le monde agricole, l’intelligence et la connaissance de la ressource alimentaire et de biodiversité de son territoire ; c’est certainement un des lieux de résistance important qu’il nous faut réinvestir contre l’agriculture hors-sol. Il nous faut réinventer une citoyenneté et une paysannerie solidaire et innovante.

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Mme Laure de la Raudière. À mon tour, je veux saluer nos intervenants pour ce travail très intéressant.

Les Français sont très attachés à la variété agricole française qui fait partie de leur culture, y compris culinaire. On pourrait presque parler d’exception « agriculturelle » française.

Avez-vous identifié des freins liés à certaines réglementations en vigueur ? Ce qui pourrait être vu comme des marottes politiques n’en sont-elles pas finalement ? Je pense naturellement au principe de précaution dans la Constitution. Est-ce un frein à des recherches en matière de biotechnologie ? Je pense aussi à la réglementation sur les organismes génétiquement modifiés (OGM). À votre avis, se prive-t-on de certains débouchés qui pourraient être utiles, tout en respectant naturellement la reproduction des semences ? Les OGM sont-ils toujours nocifs, c’est-à-dire quand ils sont entre les mains d’un puissant organisme qui tient les semences au niveau mondial ? Peut-on imaginer des OGM vertueux ?

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M. Dino Cinieri. À mon tour, je tiens à féliciter les intervenants pour cet excellent travail.

Monsieur le président de l’INRA, vous le savez, nous discutons actuellement du projet de loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages. Certains de nos collègues écologistes ont déposé un amendement visant à interdire l’usage des semences de variétés tolérantes aux herbicides (VTH) issues de mutagenèse. Que leur répondez-vous quand ils les accusent de nuire à la biodiversité ?

Il faut savoir que ces variétés sont un moyen de lutter contre l’ambroisie, qui est une véritable catastrophe sanitaire pour les populations fragiles – je pense aux personnes asthmatiques et aux personnes âgées.

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  • REPONSES DES INTERVENANTS

Mr Houillier : " Monsieur André Chassaigne, l’une des questions majeures actuellement dans la viticulture porte sur l’usage de fongicides, notamment sur toute une série de maladies comme le mildiou et l’oïdium. Il y a une quarantaine d’années, un de nos collègues, Alain Bouquet, malheureusement décédé, a lancé un programme d’amélioration classique pour explorer la biodiversité dans des vignes sauvages d’origine centre-américaine, dans une large mesure mexicaine. Il a ainsi identifié des vignes, en l’occurrence la muscadine, naturellement résistantes au mildiou et à l’oïdium. Il a réussi à introgresser ces gènes par des méthodes de croisement classiques. On obtient aujourd’hui des variétés capables de produire du raisin présentant une bonne qualité gustative et parallèlement résistantes au mildiou et à l’oïdium : on peut donc produire du vin de qualité et réduire l’usage des fongicides.

La question est de savoir quelle est la durabilité des résistances conférées. Si cette durabilité est grande parce que la diversité des gènes qui ont été introduits est telle que les champignons auront de la peine à contourner la résistance, alors nous avons intérêt à déployer ces variétés. Mais si nous les diffusons et que le mildiou et l’oïdium parviennent à contourner la résistance, nous aurons perdu définitivement une capacité de résistance. C’est la raison pour laquelle nous continuons les expérimentations sur ces variétés développées par M. Alain Bouquet et nous développons d’autres variétés qui portent plusieurs gènes de résistance.

Nous sommes interpellés par le comportement d’un certain nombre d’autres obtenteurs d’origine étrangère, par exemple italiens, qui sont en train de déployer des matériels dont on ne sait pas très bien quelles seront les sources de résistance. La question que vous posez est donc tout à fait pertinente. Nous en avons discuté, la semaine dernière encore, avec le président du Comité national des interprofessions des vins à appellation d’origine (CNIV) pour essayer de voir quelle trajectoire permettrait une expérimentation responsable, où le risque de contournement serait maîtrisé. On le fait avec des technologies classiques – c’est de la génétique classique – que l’on peut accélérer très sensiblement par de la génomique. Sur ce sujet, il faut trouver un compromis pour aboutir à une innovation durable, afin d’éviter tout risque de contournement. »

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M. François Houillier. Monsieur Dominique Potier, nous ne proposons pas un projet spécifique dédié aux mélanges variétaux. Toutefois, nous mentionnons dans notre rapport tout l’intérêt qu’il y a à développer des variétés pour toutes les espèces – les protéagineux par exemple – et pas simplement pour les grandes espèces, maïs, blé, colza, si l’on veut que l’agriculture soit un peu plus diversifiée.

(…) On nous a demandés s’il était bon d’avoir ou non une règlementation. Bon nombre des acteurs que nous avons rencontrés nous ont dit qu’il était préférable d’avoir une règle plutôt qu’une règle incertaine ou dont on ne saurait pas quand elle serait fixée… Cela rejoint la question des nouvelles biotechnologies que l’on ne sait pas encore comment qualifier et dont on ne sait pas quelle sera leur traçabilité. Elles pourront sans doute être utiles sur certaines caractéristiques comme la tolérance à la sécheresse, l’usage de l’azote par la plante, la résistance à certaines maladies, que ce soit du côté végétal ou animal, y compris dans une perspective principale de durabilité. Il s’agit de savoir quelle réglementation sera définie. Être dans une situation de « non-droit » par non-définition des règles n’est pas nécessairement négatif pour la recherche publique que nous incarnons, mais c’est clairement un verrou pour ceux qui voudraient investir, car ils ne savent pas si leur investissement trouvera un débouché naturel sur le marché. »